Appel à contribution : Écriture et mise en récit des sociétés postcolonialesWriting and the narration of post-colonial societies - thinking the state today and its pathologies

Colloque international en Sciences humaines et sociales, 23-25 octobre 2017, Port-au-Prince, Haïti.

En partenariat avec la Revue d’études décoloniales (RED) et le Groupe de travail  Pensamiento crítico y decolonizador caribeno/ CLACSO

 

Annonce

L’écriture des sociétés postcoloniales passe par l’exhibition d’un différend colonial qui met en évidence la rencontre de soi avec l’autre – au risque d’«occulte[r parfois] l’intensité de ‘’la violence du frère à l’égard du frère’’ et le statut problématique de la ‘’sœur’’ et de la ‘’mère’’ au sein de la fratrie [1]» - sur fond de violence coloniale comme processus de destruction, de marquage et d’effacement des corps et des lieux.

Haïti est le nom accompli de ce processus où « l’existence d’un peuple qui n’est plus »[2] porte le signe ineffable de cette violence. Mais elle en est également un des noms inaccomplis dans la mesure où elle parvient, par son exceptionnelle Révolution, à frayer radicalement les scènes d’un contre-récit de soi, d’une contre-écriture de soi et d’une configuration acoloniale du monde. Toutefois, cette contre-écriture de soi est le moment de l’auto-affirmation non-égologique d’un soi affecté qui se perd, se cherche et produit néanmoins le dévoilement du récit colonial. Nous la retrouvons, entre autres, dans les œuvres de : Joseph Anténor Firmin (par sa critique de l’anthropologie coloniale et l’inscription d’Haïti comme lieu d’affirmation de l’égalité des intelligences[3]), Jean Price-Mars (par son souci d’amener le sujet postcolonial à être lui-même « le plus complètement possible »[4]), Aimé Césaire (le moment de la pleine affirmation de la négritude, de la critique du colonial), Frantz Fanon[5] (sous la forme d’une critique des pathologies coloniales affectant toute auto-affirmation de soi et d’une invitation à la transformation-ouverture de soi et du monde) et Edward Said (par la déconstruction de la dynamique par laquelle l’Orient devient une création imaginaire de l’Occident conformément à un procès de domination[6] sans définir lui-même de nouveaux traits ontologiques de l’Orient). On peut y ajouter Homi Bhabha[7] par son écriture de l’identité postcoloniale aux antipodes du discours colonial qui fixe les altérités dans l’être. Les subaltern studies[8] ouvrent l’une des voies les plus larges et inattendues de cette contre-écriture par le travail d’écriture par le bas sur l’histoire indienne où apparaît l’œuvre radicale et autonomes des opprimés (agency) aux antipodes des discours et préoccupations des élites nationalistes. Ce sont autant de modes de conceptualisation de l’expérience servile, coloniale ainsi que de leurs effets, d’une part, et la difficile quête d’un authentique rapport à soi et au monde, de l’autre. Ce sont surtout en même temps au tant d’expressions d’un désir de refondation des sociétés postcoloniales. Face au discours colonial, ils posent au fond la question de la différence (classe, race, sexe) et de l’altérité[9] : comment doivent-elles être reconnues et affirmées ?

Il se peut que ce soit la même mise en scène de cette affectation de soi que nous retrouvons dans L’ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola[10] où apparaît la « violence fantomale » (Achille Mbembe), un monde livré à la puissance des fantômes où vie et mort se coïncident et s’annulent, où morts et vivants se côtoient et tutoient comme mécanisme compulsif du désir.

Cependant, la contre-écriture de soi est prise à chaque fois dans les pathologies qui entravent les moments de l’émancipation. Actuellement, elle est retravaillée par les théories critiques du colonial et de la colonialité sans sombrer dans le dualisme antinomique Soi/Autre parce qu’elles exigent une transformation du monde. L’affirmation des différences polémiques comme épreuve contre l’universalité non-performative passe par une mise en évidence de l’entrelacement de la colonialité et de la modernité[11], du passé colonial et du présent inscrit dans la célébration des droits de l’homme et de la démocratie. Ces études diagnostiquent la sédimentation de « la race comme catégorie mentale de modernité [12]», les récits de conquêtes, la traversée transatlantique et décèlent les métamorphoses du maître ainsi que ses ramifications dans la nouvelle configuration géopolitique du monde.

Nom d’un peuple qui n’est plus (les « Taïnos ») et celui d’une promesse des mondes à venir, Haïti, comme tout autre société postcoloniale, n’est pas pour autant parvenue, après son acte d’auto-affirmation, à devenir ce qu’elle est. Elle est au contraire prise dans une configuration des rapports de pouvoir qui ne cesse de neutraliser sa dynamique centrifuge voire l’abolir au risque d’une désertification du monde et de sa minoration.

Même si ce qui vient d’être affirmé ne traduit pas complètement l’état des sociétés postcoloniales, ce schéma n’est pas uniquement la radiographie du cas pathologique haïtien. Il est un des dénominateurs communs d’un présent inhabitable, d’une insoutenable détresse humaine de certaines sociétés postcoloniales. Cela a donné lieu à des occupations répétitives, à l’enfantement des montres ainsi qu’à une nouvelle expérience de désolation par laquelle des millions d’individus redécouvrent la terreur de l’Atlantique et de la Méditerranée. Autant d’expériences qui tentent de transformer la vie en une denrée superflue et phagocyter sa puissance d’affirmation. Ainsi, les moments de crise ne sont pas ceux qui annoncent la naissance de quelque chose de nouveau sous l’impulsion anarchique des dynamiques du social mais la difficile répétition de l’ancien qui prend parfois des formes plus tragiques et insoupçonnées.

Autant de mouvements tumultueux pour une subjectivité non-dépliée, non-réconciliée avec le monde mais qui ne se met pas moins au travail ! Contraint de (se) poser la question « Qui suis-je en réalité ? [13]», à partir de quelle grammaire, de quel imaginaire du monde l’ex-colonisé répond-il au présent et sans en faire une question sur son identité, sans masquer lui-même son propre devenir-maître ? Et quel récit peut-on en tirer pour notre temps ? Peut-il y répondre sans penser l’après[14]et rendre possible le processus de symbolisation contre le règne de la nuit. Comment penser l’après contre la voie/voix des fantômes et la compulsion de répétition ? On se demandera si les études critiques du colonial n’ont d’avenir lointain que par le fait de pouvoir produire de nouveaux récits de notre présent, de nouvelles écritures du monde qui portent des « possibilités contre-hégémoniques pour le XXIe siècle [15]» plus abouties que celles décelées de façon critique dans l’idée de « Notre Amérique » par B. de Sousa Santos. Ces possibilités contre-hégémoniques doivent être elles-mêmes alimentées par des praxis sociales.

Nous entendons par là des écritures du monde qui tiennent compte de l’entrelacement dialectique des trois principaux noms de la domination : classe, race et genre tout en mettant à jour les potentialités du présent à l’œuvre dans les luttes sociales contre la réification autopoïétique de ces noms. Elles doivent tenir compte également du rapport entre passé, présent et futur tout en faisant en sorte que le deuxième terme excède à chaque fois celui qui le précède tout en réalisant ce qu’il comporte comme promesse et devenir. La mise en récit dont il est question est moins celui qui fait défiler les ombres spectrales de la domination coloniale. C’est celle qui pose à nouveaux frais la question de l’émancipation et pense au nom d’une même intelligibilité les pathologies du présent. Que de Vastey affirme que le « colon farouche frémira, tremblera, en voyant ses forfaits mis au grand jour [16]» et que Césaire écrive avec raison que « ma mémoire est entourée de sang [,] ma mémoire a sa ceinture de cadavres [17]», à présent comment s’en libérer en en faisant le deuil ? L’invitation à la dance des morts ne doit être que le moment provisoire qui annonce l’à-venir. En ces lieux marqués par la terreur coloniale, nous ne sommes pas uniquement interpellés par le pouvoir selon le schéma althussérien mais également par les morts pour lesquels le tort reste intraitable, et ce de façon plus radicale que ce qu’en pense J.F Lyotard[18], parce qu’il est celui d’un peuple qui n’est plus. Dans quelle mesure serait-il donc possible aux sociétés postcoloniales d’inventer de nouveaux récits, c’est-à-dire une alternative sans concession qui transcende effectivement la répétition de la colonialité et les illusions du capitalisme ? Et si c’était justement cela le nom de l’à-venir, celui de ce qui vient après ? Mais en quels lieux faut-il donc l’inscrire ? Qu’est-ce qui vient après le postcolonial et le décolonial quand on se soucie de l’après et du présent ? Telles sont les questions que nous voudrions discuter durant ce colloque.

L’objectif principal de ce colloque est d’inviter les chercheuses et chercheurs en Sciences humaines et Sociales à se soucier davantage du présent en lutte avec les fantômes, comme étant pris dans les pathologies, à faire résonner les expériences de domination au présent et à libérer les potentialités infinies et insoupçonnées de notre présent. Il est une invitation à se soucier de l’après en diagnostiquant son articulation avec le présent et ce qui vient.

Axes thématiques

Les intéressés peuvent inscrire leur communication dans l’un des axes suivants :

I.- Les modalités du colonial comme récit et le récit du colonial

En général, le colonial se pense comme discours, comme forme d’injonction de l’anthropologie européenne qui s’est proposé de construire les altérités dans les marges d’une communauté de civilisés civilisateurs. Dans cet axe, il serait important de restituer le récit (de soi) qui informe à la fois ce discours et le monde européen colonialiste.

II.-  Critiques de la race et du colonial. Qu’est-ce qui vient après le (post)colonial ?

Nous sommes moins préoccupés par le sujet qui vient après le post-colonial que par le dispositif qui se met en place pour faire advenir véritablement le « post » du postcolonial. Il s’agit de mettre l’accent sur les alternatives émergentes mais non encore pleinement effectives. S’interroger sur ce qui vient après le (post)colonial consiste à voir par quelles modalités le postcolonial trahit ses promesses tout en étant attentif au devenir-maître de l’ex-colonisé.

II.-Les sociétés postcoloniales dans quel état ? Penser son temps au présent

Il s’agit de mettre l’emphase sur le présent postcolonial et non sur le passé colonial sans perdre pour autant de vue les formes de retour du colonial dans notre présent avec lequel il nous est impossible de nous réconcilier. Comment la colonialité œuvre-t-elle dans notre présent et le façonne ? Après le différend colonial, peut-on penser un différend postcolonial qui permet de saisir, d’un côté, les métamorphoses de l’ancien maître dans les rapports géopolitiques et celles de l’ex-colonisé contre les transformations sociales progressives des sociétés postcoloniales, de l’autre ?

III.- De la décolonialité à l’acolonialité comme condition de l’émancipation

Cet axe est une invitation à discuter l’apport théorique des études décoloniales mettant en évidence le caractère contemporain de la colonialité et de la modernité. On se demande si elles ne gagneraient pas en radicalité, au regard de l’exigence de l’émancipation, à devenir acoloniales, c’est-à-dire à priver le colonial de sa puissance de réification.

Modalités de soumission

Les propositions de communications (comprenant un titre) peuvent être rédigées en anglais, en français, en espagnol et en créole et doivent être soumises en formats word et pdf. Elles ne doivent pas dépasser (700 mots maximum, avec une brève notice bibliographique comprise). 

Comité scientifique

  • Laënnec Hurbon, Directeur de recherche au CNRS
  • Eduardo Grüner, Professeur à l’Université de Buenos Aires
  • Seloua Luste Boulbina, HDR/chercheuse associée à l’Université Denis Diderot Paris7, Directrice de Programme au Collège international de Philosophie
  • Stéphane Douailler, Professeur de Philosophie à l’Université Paris8
  • Carolyn Fick, Professeure d’Histoire à l’Université Concordia
  • Nadia Yala Kisukidi, Maîtresse de conférences à l’Université Paris8
  • Sibylle Fischer, enseignante-chercheuse et écrivaine, New York University
  • Françoise Simasotchi-Bronès, Professeure de Littératures francophones, Paris8

Comité d’organisation

  • Adler Camilus, Université d’État d’Haïti
  • Edelyn Dorismond, Université d’État d’Haïti/ Directeur de Programme au Collège international de Philosophie,
  • Benjamin Francklin, Université d’État d’Haïti
  • Coordination, Adler Camilus.

Dates importantes

  • 21 mars 2017 : publication de l’appel à communication
  • du 21 mars au 20 mai  2017 : soumission des résumés de communication
  • 20 juin 2017    : réponse du comité scientifique
  • 30 juin 2017 : confirmation de participation par les chercheurs

Partenaires : Revue d’études décoloniales et le Groupe de travail  Pensamiento crítico y decolonizador caribeno/ CLACSO.

 

Références

[1]  Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2005, op.cit, p XI

[2] J. Louis de Vastey, Le système colonial dévoilé, Cap, Roux, Imprimeur du Roi, 1814.

[3] Anténor Anténor, De L’Égalité des races humaines. Anthropologie positive (1885), édition présentée par Jean Métellus, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2005.

[4] Jean Price-Mars, Ainsi parla l’Oncle. Essais d’ethnographie [1928] Montréal, Mémoire d’Encrier « Essai », 2009.

[5] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, Les damnées de la terre (1961), Paris, La Découverte & Syros, 2002.

[6] Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, [1978], trad. de l’américain par Catherine Malamoud, Paris, Éditions du Seuil, 2005.

[7] Homi Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, [1994] trad. fr. Paris, Payot &Rivages, 2007,

[8] Ranajit Guha, Subaltern studies I. Writings on South Asian History and Society, Delhi, Oxford University Press, 1982.

[9] Achille Mbembe, « A propos des écritures africaines de soi », Politique africaine n° 77 - mars 2000, p.16-43.

[10]  Amos Tutuala, L’ivrogne dans la brousse, trad.de l’anglais par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, 1953.

[11]Elgardo Lander (dir), La Colonialidad del saber: Eurocentrismo y Ciencias Sociales. Perspectivas Latinoamericanas, Buenos Aires, Clasco, 2000 ; Santiago Castro-Gómez y Ramón Grosfoguel (dir),  El giro decolonial: reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global, Bogotá, Siglo del Hombre Editores, Universidad Central, Instituto de Estudios Sociales Contemporáneos y Pontificia Universidad Javeriana, Instituto Pensar, 2007

[12]Aníbal Quijano, Cuestiones y Horizontes. De la Dependencia Histórico-Estructural a la Colonialidad/Descolonialidad del Poder, Buenos Aires, CLACSO,  2014.

[13]  Frantz Fanon, Les damnés de la terre, (1961), Paris, La Découverte & Syros, 2002.

[14] Seloua Luste Boulbina, L’Afrique et ses fantômes. Ecrire l’après, Paris, Présence africaine, 2015.

[15] Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science Paris, Desclée De Brouwer, 2016, p.96.

[16] Baron De Vastey, Le système colonial dévoilé, Cap, Roux, Imprimeur du Roi, 1814, p.39.

[17] Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983.

[18] J.F Lyontard, Le Différend, Paris, Minuit « Critique », 1983.

 

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ADLER CAMILUS
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