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Revue de presse : Le Tout-Monde des revues repense la modernité occidentaleÉlisabeth Lebovici
16jan2018
The American Indian Magazine "a journal of race progress", avec Nacoomer, daughter of Tahan en médaillon, n'est pas la première revue dans le temps considéré par Sismographie des Luttes. Ce numéro date de 1917, c'est d'ailleurs noté en sur-titre: "les peaux rouges dans la guerre mondiale". Mais ici, point de Verdun. Le journal serait plutôt du point de vue de Zitkala-Ša (1876–1938): écrivaine, éditrice, musicienne et activiste sioux, qui a également écrit le premier opéra amérindien et créé le National Council of American Indians, association militante pour les droits civiques. Rien moins.
Il faut remonter exactement cent ans en arrière: 1817. L'Abeille Haytienne est la première revue à défiler sur l'un des écrans de Sismographie des luttes. Elle est le premier titre à butiner dans le sens – les sens, au pluriel – de la création d'un espace public d'émancipation, que Zahia Rahmani (programme:"art et mondialisation" aujourd'hui "histoire de l'art mondialisé·e") et sa fine équipe de chercheu·r·ses multilingues associent à deux mots: celui de modernité et celui d'[anti]colonialisme. Deux mots mus par le même vecteur, celui d'un assaut par l'écriture, les langues, les images, le graphisme, par la précarité mais aussi la résistance de la revue de papier.
L'axe de temps: 1817 L'Abeille Haytienne--1989 Third Text, le numéro sur Les Magiciens de la Terre. L'axe géographique: le monde non occidental, y compris les diasporas. Voilà déjà la modernité vacillant sur ses jambes traditionnelles ; voici sa ligne de temps et d'espace, submergée par autant d'engagements échappés de la boîte noire du modernisme blanc.
Le monde amérindien a très vite emboîté le pas à L'Abeille Haytienne; le peuple Cherokee; les Inuit au Groenland; l'Uruguay; les Maori en Nouvelle Zélande; les Indiens; L'Egypte; une revue publiée en hébreu en Autriche; une revue communiste anarchiste algérienne; beaucoup de revues asiatiques venant du Laos, Vietnam et Chine...Avec chaque exemplaire des quelques huit cent revues sélectionnées durant une longue, longue recherche décentrée et elle aussi, multilingue, se manifeste, à chaque fois, un outil collectif avec des voix individuelles, à la fois anonyme et signé. Je cite l'avant-propos présent au sein de cette exposition : "Les populations des territoires nommés dans cette oeuvre visuelle et sonore ont connu le colonialisme, les pratiques esclavagistes, l'apartheid et le génocide (...) "La lutte contre l'esclavage est peut-être la source de ce qu'on nomme une revue critique et culturelle, soit un objet matriciel de la modernité."
Comment se présente cette exposition, Sismographie des Luttes? L'espace de l'INHA, exigu et sans fenêtres, ne permet guère d'autre forme que celle d'une installation audio-visuelle, ou comme il est écrit "vidéo-sonore". Elle se déploie sur trois écrans, où s'affichent les couvertures et quelques intérieurs de revues produites à peu près simultanément en 1924, par exemple : Latitude sud, Madagascar;L'Egyptienne, Egypte; Ayandeh-L'avenir, Iran. 1930 Amauta Pérou; Claridad, Argentine; Mexican Folkways Mexique, etc. Et entre les deux écrans porteurs de revues, des textes-manifestes s'affichent ( montage vidéo: Thierry Crombet). Les personnages d'intellectuel.les internationaux.ales se construisent aussi: la résistance passive de Gandhi est adoptée par la communauté indienne du Transval; Rabindranath Tagore s'exporte. Les femmes sont très présentes comme Zitkala-Ša, comme Doria Shafik, fondatrice du syndicat des Filles du Nil en 1948 et de deux revues en français et en arabe (qui furent bannies à la fin des années 50), ou comme Paulette Nardal, son salon de Clamart, sa Revue du Monde Noir...Ces trois écrans sont accompagnés, ou plutôt baignés par une bande son fabriquée par Jean-Jacques Palix, mêlant les voix de Sekou Touré, Patrice Lumumba, Malcolm X, Myriam Makeba, Nina Simone, Kateb Yacine....
Par le biais de la projection, une troisième dimension se donne à voir, qui a peut-être l'épaisseur de la dimension historique, confrontant simultanéités et successions, aléas et répétition. Des mots qui se relancent d'une diaspora à l'autre; une attention presque publicitaire au graphisme qui succède au samizdat imprimé; un usage des langues, qui tout à coup, se créolisent. Edouard Glissant est partout présent dans la pensée archipèlique qui conduit le cycle d'une heure des projections.
Zahia Rahmani explique qu'elle a emprunté la forme de son exposition à l'artiste Lothar Baumgarten, dont le travail a souvent combiné des ensembles complexes d'images venant de différents projecteurs, associant, par exemple : " des détails de quatre-vingts peintures d’Albert Eckhout représentant des oiseaux brésiliens sur fond de paysages européens idéalisés, datant de 1654 ; des dessins réalisés par les indiens Yãnomãmi au crayon, à l’aquarelle et au stylo ; des photographies en noir et blanc de paysages des régions du Rio Caroni, Rio Uraricuera et Rio Branco au Venezuela et au Brésil, que j'ai prises en 1977"explique Baumgarten. La façon dont la peinture européenne voit les oiseaux brésiliens s’oppose à la manière indigène qui, elle, explore (...) Cet enchaînement, qui mêle des images projetées à des intervalles qui changent indéfiniment, crée son osmose et son parcours."
Le choix, ou la contrainte de cette exposition sans vitrines et sans papier[s] constitue ainsi l'installation vidéo-sonore comme une vitrine. Elle est un outil de présentation pour la série de recherches qui l'a précédée et qui se poursuit avec la numérisation de ces revues, permettant, si on en connaît la langue, d'en découvrir le contenu et les engagements, de revisiter une ou plusieurs politiques de l'esthétique.
Ce choix conditionne aussi le mien: j'ai choisi de lancer ici une série d'images captées dans l'exposition, sans autre commentaire. Les voici.
Billet initialement publie sur le blog Le Beau Vice :
http://le-beau-vice.blogspot.fr/2018/01/repenser-la-modernite-occidentale-par.html