Un autre espace blanc, une autre histoire cartographique : L'ArctiqueFlorence Duchemin-Pelletier

Initialement publié sur Made in Algeria. Généalogie d'un territoire, ce billet propose de revenir sur la conception de l'espace et du territoire par les Inuit de l'Arctique canadien.

Itee Pootoogook, Fall, 2007, graphite sur papier vélin, 31.5 x 58.3 cm, Musée des beaux-arts du Canada, © Dorset Fine Arts.

Initialement publié sur Made in Algeria. Généalogie d'un territoire

 

Itee Pootoogook, Fall, 2007, graphite sur papier vélin, 31.5 x 58.3 cm, Musée des beaux-arts du Canada, © Dorset Fine Arts.

 

 

[Les géographes], dans le cadre de la géographie radicale (1970-1985) puis de la géographie post-moderne et surtout post-coloniale, ont bien montré à quel point la carte était un instrument de pouvoir. Plus sûrement que le territoire lui-même, elle dit ce qu’il est. La « vérité » n’est pas sur le terrain, elle est dans la carte qui le représente. Dans les négociations territoriales, la carte est l’outil par excellence. Pour les Occidentaux que nous sommes, fils et filles de la modernité, c’est un document clef car il légitimise un discours, qu’il contribue à fonder en le faisant passer pour objectif, c’est à dire « vrai » dans notre tradition scientifique. (Béatrice Collignon, 2004)

 

La géographe Béatrice Collignon, en écrivant ces lignes, pointe l’idée selon laquelle la carte serait un outil neutre, un mode de représentation graphique impartial et abouti de l’espace géographique. Elle souligne non seulement la difficulté à se défaire de l’héritage moderne, qui a consolidé cette croyance, mais aussi la prégnance avec laquelle l’instrument cartographique continue de s’imposer dans le monde occidental sous sa forme officielle, arrêtée et instituée. Par ce juste rappel, elle suggère l’existence d’autres modèles de description géographique, des cartes empreintes de subjectivité, structurant la pensée et l’organisation des sociétés, frappées d’une forte densité symbolique, des images mentales matérialisées ou laissées à leur caractère éphémère qui ne cherchent même pas à s’imposer tant elles relèvent de l’évidence pour leurs auteurs. Ces dernières s’affirmeraient ainsi en tant que créations culturellement signifiantes, ordonnant l’existence et liant le territoire par son histoire locale, mythologique et religieuse.

Si l’on accepte de tenir sérieusement compte de l’existence de conceptions cartographiques distantes et du sens qu’elles revêtent pour les sociétés qui les ont créées, il devient envisageable de postuler que la violence coloniale faite par la carte ne s’est pas uniquement exercée à travers la saisie de territoires et l’instauration de nouvelles frontières, mais par la dénaturation du savoir vernaculaire, que cela eût été par erreur, omission ou corruption. Le terrain colonial, alors, ne se serait pas seulement conquis par la dépossession physique, mais par celle symbolique d’un territoire habité, traversé, vécu, dont l’épreuve journalière est reléguée au ban des savoirs utiles, jugée moins digne de valeur que les enquêtes ponctuelles menées par des administrateurs allochtones. Non que les autorités coloniales n’aient jamais fait appel aux compétences locales pour situer un lieu ou le nommer – il faut le rappeler –, mais elles ont souvent tronqué, aménagé les informations collectées en fonction de leurs besoins immédiats et de leurs aspirations à plus long terme. Des territoires investis culturellement se sont ainsi vus amputés de leurs signes et de leurs marqueurs signifiants, de leur maillage traditionnel, pour redevenir de simples espaces géographiques appropriables, même si là encore une nuance est à saisir puisqu’il ne s’est jamais tant agi de vider les lieux de leur substrat historique que d’en rogner les parties saillantes auxquelles les indigènes pouvaient encore se rattacher. La carte, donc, est bien un instrument de domination, mais en partie parce qu’elle impose des conceptions étrangères de l’espace habité.

 

L’Arctique est un territoire longtemps demeuré sans cartes. On se rappelle les planisphères du XIXe siècle qui ne délimitaient pas encore les contours de sa partie américaine. Nommée Terra incognitaet nullius par les explorateurs, cette dernière fut jugée vacante et sans maître. La prise de possession du territoire passa donc en premier lieu par sa domestication, sa mise en ordre sous forme de carte. Face aux difficultés induites par un climat exigeant, les premiers explorateurs n’eurent d’autre choix que de s’en remettre aux locaux, qui possédaient de toute évidence une bien meilleure maîtrise du territoire qu’eux. Ces derniers les aidèrent à passer les hivers, mais aussi à cartographier le littoral. Une surprise pour eux fut la dextérité avec laquelle les Inuit parvenaient à dessiner des cartes d’une grande précision, alors que beaucoup touchaient au médium papier pour la première fois. Ils paraissaient, en outre, ne pas être désireux de retenir l’information et la partageaient, au contraire, avec facilité. Cette bonne disposition peut être mise sur le compte d’une absence effective de colonisation alors, mais aussi d’une volonté de ne pas laisser courir un danger vital aux nouveaux arrivants. Plus encore : de démontrer ses capacités personnelles d’observation et d’imitation (connaissance et mémoire du territoire, imitation de la technique du dessin).

Si avant l’arrivée des Européens, les Inuit ne réalisaient en toute vraisemblance pas de cartes sur des supports durables, ils n’en possédaient pas moins certaines conceptions cartographiques. Ils traçaient des cartes éphémères, dans l’air, la neige ou le sable, et se représentaient mentalement le territoire connu et inconnu. Capables de visualiser le profil d’une côte, ils ne concevaient néanmoins pas le territoire sous la forme d’un ensemble unifié délimité par des frontières. Ce dernier, plutôt, était appréhendé sous la forme d’un réseau d’itinéraires, reliant des points d’intérêt entre eux, et d’ilots faisant se succéder les territoires humains (tumitaqaqtuq, « avec traces de pas ») et non-humains (tumitaittuq, « sans traces de pas »). L’entrée dans un nouveau territoire, comme le souligne Bernard Saladin d’Anglure, requérait par ailleurs certains rituels afin d’acquérir le statut de natif auprès de l’esprit du lieu. On comprend que cette articulation complexe du territoire, qui met en relation les lieux entre eux au lieu de les isoler comme de simples points, put être bouleversée par les reconfigurations coloniales.

Sans revenir en détail sur ces dernières, on rappellera que le processus de sédentarisation enclenché dans les années 1950, d’une part, a engendré l’oubli progressif des routes traditionnelles, dont on imagine bien l’importance qu’elles revêtaient pour des semi-nomades et la force avec laquelle elles structuraient le territoire, et que les déplacements de populations dans des lieux traditionnellement inoccupés, car dépourvus de gibier et trop froids, d’autre part, outre les problèmes évidents d’adaptation qu’ils ont pu poser, ont dérangé l’organisation cosmogonique de l’espace. Il faut ajouter à cela que la localisation des nouveaux villages a rarement répondu à des intérêts autochtones, mais plutôt occidentaux (bon ancrage pour les bateaux, source d’eau potable etc.), que les appellations anglophones ont fréquemment remplacé celles inuit (ex : Kinngait devenu Cape Dorset) et que des incohérences se sont autrement manifestées. Saladin d’Anglure relève, par exemple, qu’Igloolik [Iglulik] désigne pour les Inuit un autre site que le village actuel – un site qui représente d’ailleurs un lieu stratégique pour la chasse aux mammifères marins. L’erreur, loin de n’être que géographique, s’avère donc aussi symbolique. Elle entraîne une déperdition du sens conféré au territoire, à son expérience et à sa maîtrise : les nouvelles cartes dessinées par le gouvernement canadien mettent ainsi à mal le sentiment de souveraineté autochtone en déstabilisant ce qui a toujours servi comme point de repère. Certains Inuit, même s’ils ne sont pas majoritaires, en arrivent à se sentir étrangers chez eux et à considérer les villages dans lesquels ils habitent pourtant toute l’année comme des localités « blanches » – la toundra demeurant le « chez soi ».

Depuis une vingtaine d’années, les projets visant à recenser les toponymes ancestraux et à retracer les routes traditionnelles se multiplient donc au Nunavut (territoire autonome) et au Nunavik (portion septentrionale du Québec). Comme souvent chez les Inuit, ce n’est pas tant le produit fini que les processus mis en œuvre pour y parvenir qui intéressent. Les discussions nécessaires avec les aînés afin de récolter des données sont vécues comme une formidable opportunité de se voir transmettre le savoir traditionnel – savoir qui pourra, à son tour, être retransmis et préservé. L’expérience sur le terrain permet quant à elle de se reconnecter avec le passé : pour Aksatungua Ashoona, interprète inuit qui a collaboré avec Anne Henshaw à un projet de ce type à Kinngait, le voyage contribue à soigner le traumatisme colonial. Il permet de se réinsérer dans un tout et d’apprendre par l’épreuve physique ce que des dizaines de générations ont vécu avant elle. La pensée inuit, en effet, précise Michèle Therrien, insiste sur l’aptitude du corps à mémoriser les expériences et à lutter « contre les situations d’oubli en recherchant la qualité de la performance ». C’est ainsi la meilleure forme d’apprentissage et celle qui est la plus encouragée.

S’agissant des toponymes inuit, il faut préciser que l’intérêt de leur recensement réside en grande partie dans la reconquête d’un savoir historique et cosmologique. Dessiner une carte et l’augmenter de points ne revêt aucun sens si l’histoire derrière le nom demeure inconnue. Illutalialuk signifie ainsi « le grand lieu qui a un iglou », un toponyme à l’apparence anodine, mais qui désigne pour qui sait la demeure d’Amautilialuk, l’ogresse emportant les humains dans la poche dorsale de son manteau. Un tel savoir vernaculaire ne peut être enregistré sur un modèle cartographique occidental, mais il revêt tout son intérêt lorsqu’il se trouve injecté au sein d’une cartographie mentale, dynamique du territoire, ouverte aux renvois et aux évocations. Car les toponymes qui lient le territoire sont des marqueurs temporels et spatiaux, autant de morceaux d’histoire qui disent les habitudes, les rencontres, les incidents, les migrations, les cycles saisonniers. Ils mettent à contribution les cinq sens, puisque cartographier l’espace, c’est aussi être attentif à ses signes et choisir celui qui pourra le caractériser le mieux – Aluqpaluk, « là où l’on entend des bruits de pas, car de nombreux eiders prennent leur envol depuis l’eau », Tatsiumajuq « là où l’on ressent ce qui nous entoure par le toucher ». C’est sans hasard que le premier historien inuit, Peter Pitseolak, cita plus de 60 noms de lieux dans son autobiographie : le parcours du territoire ponctue l’existence.

On pourrait imaginer que les Inuit s’efforcent désormais de remplacer les toponymes anglophones par ceux traditionnels et d’en officialiser l’usage. Ce serait se tromper et faire preuve d’ethnocentrisme que d’imaginer qu’imposer de nouvelles cartes soit au cœur des préoccupations autochtones. Béatrice Collignon le fait pertinemment noter, les Inuit préfèrent emprunter la voie parallèle qui consiste à diffuser et à transmettre ces marqueurs territoriaux jusqu’à ce que leur utilisation devienne indispensable. Cette stratégie, qui permet par ailleurs de contourner la lenteur administrative, dit autre chose également des processus décoloniaux : les armes de l’ennemi ne sont pas toujours celles avec lesquelles il est nécessaire de lutter. La valorisation de schèmes culturels traditionnels (le consensus politique dans le cas des Inuit et une relation à la carte différente, l’accent mis également sur le processus de transmission) sont autant d’outils efficaces pour réaffirmer son appartenance territoriale.

 

Références bibliographiques

Collignon, Béatrice, 2004, « Recueillir les toponymes inuit. Pour quoi faire ? », Études/Inuit/Studies 28(2) : 89-106.
http://www.erudit.org/revue/etudinuit/2004/v28/n2/013198ar.pdf

Henshaw, Anne et Ashoona, Aksatungua, 2009, « Collaborative Place Name Research in the Community of Kinngait (Nunavut, Canada) », in Béatrice Collignon et Michèle Therrien (éds.), Orality in the 21st century: Inuit discourse and practices. Proceedings of the 15thInuit Studies Conference, Paris, INALCO.
http://inuitoralityconference.com/art/Henshaw-Ashoona.pdf

McGrath, Robin, 1988, « Maps as Metaphor. One Hundred Years of Inuit Cartography », Inuit Art Quarterly 3(2) : 6-10.

Pitseolak, Peter et Eber, Dorothy, 1975, People from Our Side. An Eskimo Life Story in Words and Photographs. An Inuit Record of Seekooseelak, the Land of the people of Cape Dorset, Baffin Island, Bloomington, Indiana University Press.

Rundstrom, Robert A., 1990, « A Cultural Interpretation of Inuit Map Accuracy », Geographical Review 80(2) : 155-168.

Saladin d’Anglure, Bernard, 2004, « La toponymie religieuse et l’appropriation symbolique du territoire par les Inuit du Nunavik et du Nunavut », Études/Inuit/Studies 28(2) : 107-131.
https://www.erudit.org/revue/etudinuit/2004/v28/n2/013199ar.pdf

Therrien, Michèle, 2002, « Ce que précise la langue inuit au sujet de la remémoration », Anthropologie et Sociétés 26(2-3) : 131-132.