Survol des revues littéraires mauriciennes de l'entre-deux-guerresRobert Furlong

Robert Furlong, spécialiste de la littérature mauricienne, propose un survol des revues littéraires mauriciennes de l'entre-deux-guerres, avec un focus particulier sur la revue L'Essor.

La période de l’entre-deux-guerres qui va de 1919 à 1939, couvrant donc une période de 20 ans, est une période étonnamment féconde à tous égards. Tout se passe comme si la sortie d’un conflit aussi meurtrier que celui ayant opposé de grandes puissances pendant quatre douloureuses années ne pouvait que donner lieu à une euphorie générale particulièrement créatrice au niveau culturel et artistique. Pendant quasiment les dix premières années se succéderont çà et là les fameuses « années folles » porteuses de salutaires audaces intellectuelles, artistiques et sociales… En littérature, le séisme s’appelle d’abord dadaïsme, puis surréalisme… pendant que le jazz, le cinéma, l’architecture, la sculpture, les médias – entre autres – donnent au développement industriel de ces années de nouvelles colorations. Les crises financières et politiques découlant du crash de 1929 sanctionneront douloureusement cette allégresse générale en faisant souffler pendant les dix années suivantes les vents tumultueux de la « grande dépression » et en ouvrant les portes à des dictatures et à des situations fragilisant la paix restaurée avec tant de peine. Bien que géographiquement loin des lieux de conflits, l’île Maurice, alors colonie britannique depuis 1810, avait participé à l’effort de guerre et quelques-uns de ses fils y avaient laissé la vie. Malgré son insularité, sa superficie étroite au bout de l’océan Indien et son passé déjà lointain de colonie française entre 1715 et 1810, le patrimoine littéraire mauricien est abondant et majoritairement de langue française. Qui plus est, une presse libre et dynamique s’y est développée au point où, depuis la première gazette publiée en 1773, il y a toujours eu parution simultanée de plusieurs quotidiens et hebdomadaires tant en français (majoritairement) qu’en anglais, mais aussi en hindi et chinois au cours du 20e siècle. Plusieurs dizaines de revues culturelles et littéraires émaillent par ailleurs son histoire à partir de 1814[1].

 

La première revue littéraire de la période d’entre-deux guerres répond au titre de L’Essor et est justement celle qui aura la plus longue durée de vie de l’histoire des revues littéraires mauriciennes. Très vite, elle devient « pour les générations d’écrivains de la première moitié du [20e] siècle, un tremplin de haute volée, celui dont elles se sont servies pour hausser leur culture jusqu’aux altitudes les plus élevées », pour reprendre les termes du Mauricien André Decotter[2] qui, écrivain et dramaturge, a été le secrétaire de rédaction de cette revue pendant 26 ans. Organe d’un cercle littéraire (le Cercle Littéraire de Port-Louis), L’Essor réussira l’exploit de paraître pendant 40 ans de façon quasi-ininterrompue en dépit de quelques moments difficiles venant de sa trésorerie ou de la pénurie de papier des années de la 2e Guerre. Toute entreprise ayant une petite histoire, celle du Cercle Littéraire de Port-Louis est d’avoir été au départ un club d’esperanto dont la création à la veille des conflits de la 1ère Guerre était porteur de l’ambition, via cette langue à vocation universelle, de rapprocher hommes et cultures. Le développement de la revue littéraire, en projet dès la création du Cercle, a dû cependant attendre 3 ans avant d’être réalisée en raison des difficultés de toutes sortes liées à la guerre.

 

L’éditorial du numéro 1 de L’Essor, en date du 1er novembre 1919, évoque avec lyrisme l’impact attendu sur l’intelligentsia mauricienne : « Cette revue a été le rêve longtemps caressé d’un groupe de Port- Louisiens qui déploraient l’apathie où la jeunesse mauricienne s’enlisait de jour en jour loin de la lumière bienfaisante des lettres… L’Essor, en offrant à notre jeunesse intellectuelle les moyens de lutter avec succès dans la bataille de la vie, contemple l’horizon d’un œil confiant. Le nouveau matin littéraire, qui a répandu sa fraîche lumière sur Maurice et fait éclore les roses de l’espérance, l’encourage déjà. » Les comités de rédaction successifs de L’Essor garderont vivante la flamme, sauront se transmettre le flambeau sans rupture et trouveront, lors des moments inévitables de faiblesse dans une petite société insulaire, les ressources nécessaires pour rebondir. Lentement, par touches successives, L’Essor, publication de 16 pages sur papier journal de format 18x23 cm, va marquer de façon indélébile le paysage littéraire mauricien. Au sein de l’équipe des bonnes fées se penchant sur la revue naissante se trouvent plusieurs écrivains locaux connus et appréciés, prosateurs et poètes confondus, partageant en quelque sorte la même passion pour la chose littéraire et désireux de contribuer à la concrétisation de l’ambition affichée pour que L’Essor soit « l’aube du renouveau littéraire à l’île Maurice. » Le choix même du nom de la revue affiche et illustre cette volonté de développement, de progrès, d’envol… La création d’un concours littéraire annuel lui donnera un élan important qui sera décuplé par la décision en juillet 1921 d’élargir ce concours littéraire annuel au public mauricien en général « dans le seul but d’encourager la littérature à Maurice », en l’occurrence un concours de prose et de poésie doté de trois prix en argent. « Ce concours ouvrait une ère nouvelle d’activité littéraire[3] » précise A. Decotter et, manifestement, ce concours et sa réédition annuelle constituent à la fois l’acte fondateur et l’élément d’ancrage de cette revue dans le paysage littéraire mauricien. Était-ce là une façon de lutter concrètement contre ce qu’un certain D. Dumazel appelle « l’indifférence littéraire » prévalant selon lui à Maurice (L’Essor, n° 16, 15 février 1921), indifférence imputée « pour la lecture, à une sorte de prévention contre les œuvres d’un compatriote ; et pour la composition, à la crainte de ne pas être apprécié à sa juste valeur et même d’être tourné en ridicule »? L’annonce de l’ouverture du premier concours[4] en précisera les objectifs : « créer de l’émulation et développer le goût littéraire parmi les Mauriciens et les Mauriciennes de tous âges ». L’engouement issu de ce concours devenu pérenne fit de L’Essor une sorte de ‘passage obligé’ indispensable pour la consécration des apprenti-écrivains et pour la délivrance de ‘permis d’écrire’. Une étude de contenu des productions aux différents concours[5] qui se poursuivirent tout au long de l’histoire de cette revue ainsi que des nombreux textes qui y furent publiés permettrait de disposer certainement d’une palette de regards sur la société mauricienne et d’indices sur l’évolution intellectuelle du pays. En ce sens, L’Essor a été pleinement « une institution de production culturelle[6] » dans sa capacité à mobiliser des énergies et à donner des raisons d’écrire même si elle n’a pas su ou pu avoir une « fonction d’innovation » dans le champ culturel ou artistique.

 

Certes la société mauricienne, pluriethnique et pluriculturelle[7], va évoluer pendant les nombreuses années de publication de L’Essor et les contextes socioéconomiques connaîtront de profondes mutations : le réveil et la montée de la classe travailleuse (avec manifestations, grèves, surenchères politiques) et la montée progressive d’antagonismes alimentés par les préjugés de couleur et de race alimentés par ceux bénéficiant le plus de la division, à savoir le pouvoir colonial et les grands sucriers. Trois ans avant la parution de L’Essor, l’année même de la création du Cercle Littéraire de Port-Louis, avant même la 1ère Guerre, une nouvelle revue avait fait son apparition : elle s’appelle The Indian Miscellany, est rédigée en anglais et est dirigée par un mauricien d’origine indienne[8]. Les clivages politiques allaient durcir les préjugés et les attitudes exclusives notamment devant l’évidence que l’île allait à terme vers une mutation de statut institutionnel et que la maîtrise politique du pays allait revenir à travers le suffrage universel aux mauriciens d’origine indienne numériquement plus importants. L’Essor ne prendra explicitement aucun parti et restera dans le domaine qui est le sien, celui du littéraire dans une perspective euro-centrée. La question des langues à Maurice ne sera jamais non plus vraiment abordée par L’Essor : dans le n° 71 du 15 septembre 1925, un article aborde de façon folklorique le créole sous le titre de « notre patois » pour conclure: « Quelque créole que nous soyons, nous n’avons pas le droit d’ignorer que notre langue –je parle pour ceux des mauriciens qui relèvent de la civilisation occidentale - est le français. (…) Ne méprisons pas notre patois et cultivons le, soit, mais sachons lui préférer le français qui seul peut nous procurer, à nous autres Mauriciens, la pleine jouissance des plaisirs intellectuels auxquels nous pouvons prétendre de par notre civilisation et nos hérédités. ». La production littéraire mauricienne du 20e siècle compte plusieurs dizaines de volumes signés d’écrivains de qualité étant ‘passés’ par L’Essor. La revue a elle-même édité sous forme de feuilleton 4 romans dont un seul sortira en livre quelques années plus tard[9]. Dans une chronique faisant l’éloge post-mortem de la revue, on peut lire : « [L’Essor] fut ces derniers temps victime de l‘indifférence des siens et vient de rentrer dans l’ombre faute de soutien, faute de bonne volonté, faute d’affection. (…) L’Essor représentait dans la vie intellectuelle mauricienne une sorte d’assurance et de traditionalisme[10] ». Après quarante ans de parution, cette revue n’a probablement pas pu être à l’unisson de cette île plurielle et n’a plus su répondre aux attentes des nouvelles élites intellectuelles dont la caractéristique principale était la diversité. On peut se demander, et la réponse se trouve probablement dans une étude des interactions entre les différentes revues existant alors et la montée des revendications politiques à coloration ethnique, si L’Essor n’est pas finalement mort d’un manque de capacité d’évoluer au même rythme que cette mauricianité qu’elle a largement aidé à s’exprimer en littérature.

 

Pendant cette même période, d’autres revues sont nées et ont proposé un regard complémentaire, parfois plus engagé, sur la littérature. Ainsi, L’éveil Littéraire, mensuel né deux mois avant L’Essor, vécut un an et publia, à chaque livraison, quelques contes et poèmes d’auteurs mauriciens. La Revue de Maurice, mensuel né en 1922, parut également pendant une année, publiant elle aussi des contes et des poèmes d’auteurs mauriciens avec, en prime, une rubrique sur l’actualité socio-littéraire, la présentation d’une oeuvre littéraire française et, occasionnellement, le rappel d’une expression ou d’un proverbe créole. Le miroir, hebdomadaire politique et littéraire né en février 1924, ne parut que deux mois et, mis à part un article sur le théâtre à Maurice, ne laissa guère de trace forte dans le paysage des revues. Zodiaque, qui dura presque un an à cheval sur 1925 et 1926, eut par contre un contenu de qualité grâce probablement à la présence régulière de contributions poétiques de Robert-Edward Hart, écrivain mauricien de haut niveau et largement apprécié, mais aussi des contributions venant d’académiciens français, tel le poète Henri de Régnier, et de jeunes poètes de la région à l’instar du malgache francophone Jean-Joseph Rabearivelo ou du réunionnais Hyppolite Foucque. Trois revues, éphémères aussi, sont malheureusement introuvables : Les Annales Mauriciennes qui parut 4 mois en 1931, Le Temps Perdu (1932) et Les Echos Littéraires (1933). Vergers, mensuel ayant paru d’avril à septembre 1933, est une des première revues de l’écrivain Marcel Cabon qui devint plus tard rédacteur en chef de, successivement, plusieurs quotidiens importants dans lesquels il réservera une part importante au fait littéraire. Marcel Cabon, qui a également écrit et publié plusieurs romans, nouvelles et récits de voyage, a également été l’initiateur de Maurice Magazine, hebdomadaire de mars 1936 à avril 1937 dont on ne trouve malheureusement pas d’exemplaires mais qui avait vocation, avec la collaboration d’un certain René Noyau, surréaliste mauricien, de secouer quelque peu la torpeur créatrice mauricienne. La même année paraît Vivre, qui ne survécut pas une année… The Indian Cultural Review, publication à parution irrégulière de 1936 à 1953 ouvrait la porte à une meilleure connaissance de l’Inde et de sa culture millénaire dans un pays dont la population était déjà majoritairement d’origine indienne, mais souffrant d’ostracisme à tous les niveaux. Cette publication qui coïncide avec l’éveil politique de la communauté indienne de l’île bénéficie de la collaboration de plusieurs intellectuels qui joueront un rôle politique crucial. Cathay, à partir de 1938, sera la revue mensuelle de la jeunesse chinoise. Autres revues n’ayant guère duré : Les Quatre vents et Equipe (1938)…

 

Cette période se termine sur la création en 1939 des Cahiers mauriciens, organe de la Société des écrivains mauriciens. Cette revue littéraire eut beaucoup de qualités comparables à ceux de L’Essor : une présentation rigoureuse et régulière, des contributions de qualité provenant tant d’auteurs déjà connus et ayant fait leurs preuves – Robert- Edward Hart, Savinien Mérédac, Selmour Ahnee, Raoul Rivet, … que de jeunes écrivains avec du talent et ne demandant qu’à évoluer : Marcel Cabon, Aunuth Beejadhur, Malcolm de Chazal, K. Hazareesingh, entre autres.

 

 

En conclusion

Ce survol montre bien la vitalité des revues littéraires mauriciennes. Cette vitalité, manifeste depuis le début du 19e siècle, est également le reflet de la francophilie mauricienne la majorité de ces productions étant en français. Et la période s’étalant de la 2e Guerre mondiale à nos jours ne fait que conforter cette image, même si, mutatis mutandis, le nombre de revues diminuera considérablement pour des raisons plus liées à l’économique qu’au culturel et au littéraire.

 

 

 Notes de bas de page

[1] Voir Robert Furlong, « L’Essor, 1919-1959 et la production littéraire mauriciennes », La revue. The twentieth-century periodical in French, Modern French Identities, vol. 66. Berne, 2013, p. 171-182.

[2] G. André Decotter, Pour Mémoire. Une anthologie du souvenir, Port-Louis, 1999.

[3] G. André Decotter, Pour mémoire. Une anthologie du souvenir, Maurice, 1999, p 374.

[4] L’Essor, n° 21, juillet 1921. Les sujets proposés étaient : pour la prose, une étude de mœurs coloniales comprenant la description d’un site local ; pour la poésie, n’importe quel sujet (pas plus de 100 vers).

[5] L’Essor organisa un peu plus de 30 concours durant sa longue vie de revue. Celui de 1957 avait pour thème : « La fraternité humaine dans une société multiraciale », thème d’actualité s’il en fût.

[6] Jacqueline Pluet, « Pour une histoire et une politique des revues », Les revues littéraires au XXe siècle, Centre de Recherche Le Texte et l’Edition, Université de Bourgogne, Dijon, 2002, p. 19-29.

[7] En 1921, l’île compte globalement 375 000 habitants dont 265 000 d’origine indienne et 6 700 d’origine chinoise, le reste étant composé de ce que les statistiques locales appellent la population générale et qui comprend blancs, métis et noirs.

[8] Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, les exploitants des usines sucrières en accord avec l’administration britannique firent appel à la main d’oeuvre d’engagés venant de l’Inde qui s’installèrent pour la plupart à Maurice.

[9] Miette et Toto de Savinien Mérédac (en feuilleton 1922, édité 1924), L’appel de la race, Clément Charoux (feuilleton en 1925) ; Marie-Madeleine, XXX (feuilleton en 1928) ; Trahison, Maurice David (feuilleton en 1930).

[10] Sophia, Chronique du temps présent, Le Mauricien, juin 1959.

 

Robert FURLONG 

Après 25 ans au service de la francophonie multilatérale au sein de l’OIF, Robert Furlong se consacre aujourd’hui à l’écriture et la recherche sur la littérature mauricienne. Parmi ses publications récentes : Panorama de la littérature mauricienne. La production créolophone (volume 1 : origines à 1968 : Port-Louis, 2007) ; présentation de Moïse et Autobiographie Spirituelle de Malcolm de Chazal (L’Harmattan, 2008) ; Quand les poètes mauriciens parlent d’amour (supplément au magazine Essentielle, Maurice, 2010En revues et en français. Une anthologie de nouvelles, chroniques et contes mauriciens (Centre Culturel d’expression française, Curepipe, 2015). Il a publié plusieurs articles de fond sur l’histoire et la dynamique de la littérature mauricienne dans des ouvrages collectifs et des revues universitaires. Président de la Fondation Malcolm de Chazal de 2011 à 2014, Robert Furlong a publié plusieurs inédits de Chazal et organisé des expositions, des ateliers de peinture « à la Chazal » et des festivals de théâtre. Il a également animé une quarantaine d’émissions télévisuelles locales sur des écrivains mauriciens. Chevalier des Arts et des Lettres, Robert Furlong est également comédien et participe régulièrement à des pièces de théâtre et des lectures dramatiques à Maurice.